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    Les chaussures de running affaiblissent-elles les muscles intrinsèques du pied ?

    La publication du livre « Born to Run » en 2009 et l’étude de Daniel Lieberman en 2010 [1] ont provoqué l’essor du courant minimaliste, et une reconsidération du rôle des chaussures de running.

    Les chaussures traditionnelles seraient pourvoyeuses de blessures en causant une modification de la mécanique de course. Certains experts ont émis l’hypothèse que de par l’amorti et les diverses technologies de contrôle du mouvement qu’elles intègrent, les chaussures pouvaient altérer la capacité du pied à se comporter comme un ressort, et affaiblir sa musculature.

    Pour amener plus de précision sur les interactions entre le pied et la chaussure, Luke Kelly – podiatre et chercheur à l’université de Queensland en Australie – et son équipe ont étudié l’activité musculaire des intrinsèques du pied à la course, directement dans la chaussure.

    Protocole

    16 jeunes coureurs récréatifs ont couru à 14 km/h sur un tapis instrumenté dans deux conditions : chaussés et pieds nus

    Asics GT 2000 utilisées dans l’étude : drop 10mm, 30mm d’épaisseur au talon, et un renfort interne. Modèle « amorti et stabilité »

    Pour quantifier l’influence de la chaussure, trois axes ont été simultanément explorés :

    Cinématique 3D :
    • Angulation de la cheville à la pose de pied.
    • Compression de la voûte plantaire (hauteur de la voûte au contact initial moins sa hauteur minimale durant la phase d’appui).
    • « Recoil » = retour de la voûte vers sa position initiale (hauteur de la voûte au décollage du pied moins sa hauteur minimale durant la phase d’appui).
    Cinétique :
    • Force verticale et loading rate (=dérivée par rapport au temps de la force verticale à l’impact, soit une quantification de l’impact au sol)
    • Force antéro-postérieure (répartie en force de freinage et force de propulsion)
    Activité musculaire :
    • Abducteur de l’hallux et court fléchisseur des orteils (EMG intra-musculaire).
    • Gastrocnémien médial et soléaire (EMG de surface)

    Le placement des mires pour l’analyse cinématique est différent de l’étude présentée,
    mais l’état de la chaussure expérimentale est similaire ! D’après Ferber et Benson (2011)

    Abducteur de l’hallux et CFO. D’après Kelly et al. (2015).

    Résultats

    Cinématique :
    • Les chaussures augmentent la durée de la foulée par une augmentation du temps de contact (+30ms). Cadence en GT 2000 : 176.4 pas/mn, cadence pieds nus : 184.6 pas/mn.
    • Elles produisent à l’impact une cheville en légère dorsiflexion (-2°) comparativement à pieds nus ou la cheville est en légère plantiflexion (1,8°) ; ce qui entraine une amplitude de mouvement sagittal de la cheville plus élevée en condition pieds nus.
    • La compression et le recoil de la voûte plantaire sont moins élevés en chaussures.
    Cinétique :
    • Le pic de force propulsive et le loading rate sont diminués par les chaussures.
    • L’amplitude de la force verticale est identique entre les deux conditions
    Musculaire :
    • Malgré des patterns d’activation similaires, l’activité musculaire durant la phase d’appui est plus importante en chaussures comparativement à pieds nus, pour les 4 muscles étudiés. Cela pourrait être compensé par le fait que la cadence est plus élevée pieds nus, mais même pour le muscle présentant le moins de différence (abducteur de l’hallux), il y 46% d’activation / mn en plus en chaussures.

    En rouge la condition pieds-nus, en bleu la condition GT 2000.
    Activité musculaire donnée par l’EMG en % du maximum.
    Adapté d’après Kelly et al. (2016).

    Le loading rate pourrait également être représenté sur le graph de droite comme la tangente à la courbe au cours des premières millisecondes. Plus la pente est douce, plus la valeur du loading rate, c’est à dire de l’impact est faible. Adapté d’après Kelly et al. (2016).

    Interprétation et discussion

    Les chaussures influencent bel et bien le comportement mécanique du pied à la course, mais pas de la manière dont cela était présumé : la voûte plantaire se déforme moins, et l’activité musculaire est plus élevée en chaussures.

    Rappels de physique et modélisation !

    Pour aller plus loin, les auteurs ont proposé une modélisation de l’interaction pied-chaussure.

    • Le pied forme un ressort ajustable grâce au SNC qui module l’activité musculaire en fonction du terrain, de la vitesse etc. Sa raideur est nommée Kfoot.
    • La chaussure comprenant une semelle viscoélastique est également un ressort, de raideur constante Kshoe.
    • L’ensemble a une raideur totale KFS, qui dépend de l’agencement des deux ressorts :

    (a) Ils sont disposés en parallèle, et la raideur totale est la somme des deux raideurs : KFS = Kfoot + Kshoe

    (b) Ils sont disposés en série, et la compliance totale (inverse de la raideur) est la somme des deux compliances : 1/KFS = 1/Kfoot + 1/Kshoe

    Basés sur de précédentes études, les chercheurs partent de l’hypothèse que le corps cherche à garder constante la raideur du ressort global pied-chaussure constant (KFS).

    (a)  Cas du positionnement en parallèle : l’ajout du ressort chaussure nécessite une diminution de la raideur du ressort pied Kfoot (c’est-à-dire plus de déformation de la voûte) pour maintenir KFS constant.
    (b)  Cas du positionnement en série : l’ajout du ressort chaussure entraine une diminution de KFS, ce qui implique une augmentation de Kfoot pour compenser.

    L’association d’une force verticale comparable entre les deux conditions mais d’une déformation moindre de la voûte en chaussures entraine mathématiquement une augmentation de sa raideur (K=Force/Déformation). De plus, La contraction des intrinsèques limite la déformation de la voûte plantaire [2].

    C’est précisément ce qui est observé dans cette étude, lors du port de chaussure, ce qui valide le modèle d’un système pied-chaussure fonctionnant comme deux ressorts positionnés en série. Dès lors, le port de chaussures (et plus encore si ↘raideur de cette chaussure = ↗déformation de la semelle) se traduit par une augmentation de la raideur du pied, et plus d’activation musculaire des intrinsèques.

     

    Cette étude ne permet pas de savoir pas si les chaussures influent ou non les pathologies du coureur. En revanche, elle montre que les runnings modifient la biomécanique du pied, sans entrainer de dégradation ni de réduction dans sa fonction neuromusculaire.

    Fabienne CHERDO
    Podologue

    Kelly, L. A., Lichtwark, G. A., Farris, D. J., & Cresswell, A. (2016). Shoes alter the spring-like function of the human foot during running. Journal of The Royal Society Interface13(119), 20160174.
    [1] Lieberman, D. E., Venkadesan, M., Werbel, W. A., Daoud, A. I., D’Andrea, S., Davis, I. S., … & Pitsiladis, Y. (2010). Foot strike patterns and collision forces in habitually barefoot versus shod runners. Nature463(7280), 531-535.
    [2] Kelly, L. A., Cresswell, A. G., Racinais, S., Whiteley, R., & Lichtwark, G. (2014). Intrinsic foot muscles have the capacity to control deformation of the longitudinal arch. Journal of The Royal Society Interface11(93), 20131188. 

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